Un beau roman russe

Zouleikha ouvre les yeux, Gouzel Iakhina

Un beau, un grand roman russe qu'on ne lâche pas. Il lie le plaisir de la lecture à la découverte approfondie d'une page de l'histoire russe, dans les années 30.

En pays tatare, à quelques centaines de kilomètres de la capitale Kazan, des Moujiks (paysans) vivent encore comme au Moyen-âge, entre religion et superstition, ils se tuent à la tâche, et c'est encore pire pour les femmes, comme Zouleikha. « L’épouse est un champ dans lequel l’époux plante les graines de sa descendance, lui avait appris sa mère avant de l’envoyer dans la maison de Mourtaza. ». Zouleikha est la servante de son mari et de sa belle-mère aveugle, qui la maltraite. L'épisode du banian (sorte de sauna situé à l'extérieur de la datcha) que je vous laisse découvrir, montre à quel point celle-ci est cruelle, tout en nous permettant de découvrir dans le détail cette pratique peu connue de la toilette au banian.

Ce mode de vie semble immuable, mais tout bascule quand les soldats de la horde rouge font irruption dans le village et emmènent Zouleikha sur sa carriole, avec beaucoup d'autre moujiks des villages tatares. Considérés comme ennemis du peuple ces populations sont « déplacées » et leur terres réquisitionnées, dékoulakisées.

Commence alors un long cheminement à pied, en train, en bateau, vers une destination inconnue, les habitants des campagnes sont rejoints, en chemin, par des intellectuels de Saint-Pétersbourg, eux aussi ennemis du peuple, ce qui donne lieu à des scènes cocasses entre les paysans solides, débrouillards et bien équipés pour le froid, et les citadins en chemise fine, chapeau et langue bien pendue. Parmi eux, le brillant gynécologue Leibe qui continue à croire qu'il donne des cours à la faculté de médecine et duquel Zouleikha se rapproche. Ce convoi est mené par un certain Ignatov, officier de l'armée rouge, qui a le défaut, pour son administration, et l'immense qualité, pour nous lecteurs, de croire à son idéal. Le convoi erre des mois, de gare en gare, avec des pertes énormes, remonte un fleuve sur un bateau en très mauvais état, puis les survivants débarquent finalement dans un lieu en pleine taïga dépourvu de tout, avec pour mission la survie et la fondation d'une nouvelle colonie.

Malgré ces conditions terribles, Zouleikha, la petite paysanne analphabète s'efforce de surmonter chaque épreuve, ce qui lui permet d'en apprendre davantage sur elle-même et d'ouvrir les yeux avec courage et émerveillement au monde qui l'entoure. Dans une scène que je garde en mémoire, la jument qui tire la carriole de Souleikha s'arrête subitement et arrête par là-même tous ceux qui suivent. Le convoi ainsi interrompu met Ignatov en rage. Il galope vers le point qui pose problème et l'on découvre que la jument s'est arrêtée car elle doit allaiter le poulain qui la suit. Les caresses, les coups, la ruse n'y font rien, elle ne bouge pas d'un pouce et dût-elle mourir sur place, elle attend que son poulain ait fini de boire. Et tout le monde se trouve contraint d'attendre, l'armée russe est interrompue dans sa progression.

Ainsi, face à l'adversité, le vrai courage de chacun se révèle et Zouleikha n'en manque pas, comme sa jument. Elle a la force de caractère d'une grande héroïne.