Un balcon en forêt

Féminisme et rentrée littéraire

Le féminisme est l'un des grands sujets de cette rentrée littéraire 2022, avec des formes et des angles d'approche divers, comme c'est le cas des 4 livres (romans ou essais) que j'ai sélectionnés. « Cher connard » deVirginie Despentes ; « Trois sœurs » de Laura Poggioli ; « Euphorie » de la suédoise Elin Cullhed ; et « Toute une moitié du monde » de Alice Zeniter.

 

Commençons par le « Cher connard » de Virginie Despentes, impossible à manquer. J'ai lu et écouté au moins une dizaine de critiques, généralement élogieuses mais pas toujours. La forme épistolaire est jugée originale et permettant de donner le point de vue des 3 personnages ; toutefois un critique a reproché à l'autrice d'écrire toujours de la même façon quelque soit le personnage. C'est vrai et c'est dommage pour le style. Il faut dire, en effet, que c'est toujours Virginie Despentes qui parle derrière chacun d'eux. Elle est jeune femme sachant ce que c'est d'être harcelée par un homme dont elle dépend, elle est femme, actrice vieillissante, qui souffre d'avoir vécu et de devenir invisible et raisonnable, elle est homme, amoureux d'une femme, qu'il a "draguée lourdement", et qui ne comprend pas ce qui lui arrive quand il est « meetoïsée » sur les réseaux sociaux par celle-ci. Là où les féministes extrémistes attendaient peut-être un discours misandre et radical, elle écrit un discours d'amitié et de tolérance. Je ne l'ai pas encore lu dans les critiques, mais l'adresse du titre est explicite, c'est un roman qui s'adresse aux hommes, la tendresse du « cher » atténue le « connard » qui désigne ce mâle sensible et parfois amoureux qui n'est pas tellement féministe comme il en existe beaucoup. Mais qui peut évoluer. C'est le but même de ces lettres et du propos de Rébecca comme de Zoé, les deux personnages féminins. Ce ne sont pas des liaisons dangereuses, car ces échanges n'en ont pas le cynisme libertin, mais c'est un discours de liberté, qui aide à ne pas se laisser enfermer dans des catégories.

Le second livre est de Laura Poggiolo, "Trois soeurs", c'est un premier roman. Le joli titre cache une réalité tout autre car c'est à partir d'un sordide fait divers s'étant déroulé en 2018 à Moscou que l'auteur se penche sur la question des violences domestiques.  Aurelia, la mère, est constamment humiliée et battue par le père Mikhaïl, puis chassée du domicile et le père se retrouve avec ses trois filles de 16 à 18 ans, Kristina, Angelina et Maria. Il leur inflige le même traitement qu'à leur mère et celles-ci, alors qu'il revient d'une absence d'un mois, s'arment de courage et de couteaux pour l'assassiner.  Nous sommes bien au XXIème siècle et c'est le seul moyen qu'ont eu ces filles pour se défendre. 

Voici pour les faits. A partir de là, L'autrice va tenter de reconstituer les vies de ces trois jeunes filles, proches encore de l'adolescence, en s'appuyant sur l'actualité de l'époque et sur ses propres recherches. Si l'affaire a provoqué une vague de soutien aux trois filles de la part de nombreuses associations, elle a aussi clairement montré que rien n'avait été fait pour empêcher le père de commettre ce qu'il a commis. Les filles n'allaient pas à l'école, étaient battues, violées, et pourtant les plaintes des voisins, les absences à l'école n'ont pas eu d'effet. Mikhaïl faisait partie d'un réseau local qui le protégeait.  Laura Poggioli qui connaît (elle y a étudié) et aime la Russie (sa langue, sa culture, les gens) fait un parallèle avec sa propre expérience du pays; la violence  d'un homme sur sa femme  ou ses enfants est souvent traitée avec désinvolture par les policiers et les services sociaux qui reçoivent les plaintes "s'il te bat c'est qu'il t'aime". Un point c'est tout. 

« Toute une moitié du monde » de Alice Zeniter est un essai sur le personnage en littérature. Qui est ce personnage ? Quelles lois le régissent ? Plus précisément, Alice Zeniter passe en revue les raisons pour lesquelles un personnage n'accède pas au statut de héros. Les personnages féminins tout d'abord, qui, selon le désormais célèbre test de Bechdel, apparaissent (ou apparaissaient car les romans changent) rarement à deux personnages féminins ensemble, à parler d'autre chose que d'un homme. C'est en tout cas l'avis de l'autrice, qui remarque qu'elle n'a eu que des modèles de héros masculins auxquels s'identifier car les personnages féminins ne lui offraient pas de perspectives intéressantes pour elle-même. Alice Zeniter élargit la réflexion à d'autres types de personnages, n'ayant pas eu, pendant longtemps, accès au statut de héros, les noirs américains par exemple, mais aussi les colonisés dans les romans se déroulant à l'époque coloniale, avec toujours une invisibilisation des problèmes et questions propres à ces personnages qui se définissent toujours par rapport au héros et pas pour eux-mêmes. Au cinéma, elle développe l'exemple de la nourrice de Scarlett O'Hara dans « Autant en emporte le vent » qui n'a même pas de nom et n'existe que par rapport à sa maîtresse. Au fil du texte, Alice Zeniter fait aussi, dans cet essai, un éloge de la littérature qui l'a formée, littérature américaine, russe, française, etc.., et qui, malgré des héros auxquels elle a parfois eu du mal à s'identifier, l'a fait devenir romancière. Pas de révisionnisme de l'histoire du roman, pas de censure idiote, mais une compréhension et un éveil des consciences.

Finissons par le talentueux roman Euphorie de Elin Cullhed. C'est un roman qui, par la fiction, cherche à retracer ce que fut la dernière année de la poète américaine Sylvia Plath. Au début de l'installation du couple de Sylvia et Ted Hugues dans le Devon, au sud de l'Angleterre, tout semble aller au mieux, même si beaucoup de fonctions qui sont assignées à Sylvia sont, pour elle, des contre-emplois : maîtresse de maison, cuisinière, hôtesse, jardinière ; qui lui donnent l'impression qu'elle joue un rôle. Elle est pleine de bonne volonté cependant pour remplir ses tâches d'épouse modèle des années 50, avec un mari attentionné, qui l'aide de temps en temps. Mais, elle ne peut s'empêcher de sombrer dans des réflexions saugrenues, déplacées, sur sa place dans le monde, sur sa maternité, sur l'attitude de Ted. Progressivement, on se rend compte que Ted, lui, a du temps pour écrire, qu'il est en réussite (il s'est installé dans son bureau) et qu'il est toujours séduisant,..et séducteur, alors qu'elle est rivée à lui comme à une bouée de sauvetage. Ce genre de vie a sans doute déjà été raconté, mais l'autrice Elin Cullhed nous plonge dans les pensées complexes de Sylvia, à la fois sentimentales et érotiques, maternelles, littéraires, s'attachant à des détails dérisoires et pourtant significatifs ; limpides en fait. Alors qu'elle écrit, avec difficulté, son texte le plus célèbre  La Cloche de verre , Sylvia fabrique-t-elle sa propre névrose ou celle-ci est -elle le fruit de l'environnement dans lequel elle se retrouve ? Le livre est composé de toutes ces sous-conversations qui l'agitent, sous l'apparence d'une vie ordinaire. Mais l'ordinaire n'est pas fait pour Sylvia Plath.

 

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