EUROPE

Europe (ce texte figure aussi en partie dans l'édito du journal 98 de Rives et Dérives)

Aux difficultés actuelles, aux lourdeurs institutionnelles de l'Europe politique, menacée de toutes parts, particulièrement en cette période d'élection, j'aimerais opposer des liens qui subsistent et continuent de se construire entre les peuples et dans le domaine de la littérature notamment. Entrez dans une librairie ou une bibliothèque à Athènes, à Rome, à Copenhague ou à Londres, en Bretagne, dans les Flandres, en Andalousie ou dans les Alpes, vous êtes en Europe, vous retrouvez cette Europe qui s'est construite sur les idéaux des Lumières qui ont façonné nos lois et nos esprits, mais qui s'est construite aussi par des livres qui ont fait circuler des idées d'émancipation, de justice et de tolérance.

Plus proches de nous, des auteurs nous interpellent sur ces questions. Dans le roman de Bernhard Schlink, La petite fille paru en France l'an dernier chez Gallimard, le personnage refuse que sa petite fille par alliance se laisse endoctriner par des groupes d'extrême-droite, xénophobes et racistes ; il tente patiemment de susciter en elle un intérêt pour l'art, la musique, quelques livres, et une curiosité pour l'ailleurs, pour l'étranger.

Qui mieux que Jonathan Coe pour raconter avec malice les crispations des Britanniques au moment du Brexit dans Le cœur de l'Angleterre (Gallimard 2021), crispations que l'on ressent également dans les autres pays européens sur les questions du nationalisme, des identités, des inégalités territoriales.

Un peu plus loin, en Ukraine, le personnage des Abeilles grises de Andreï Kourkov (éditions Liana Levi), pris entre deux lignes ennemies, se consacre au soin de ses abeilles et semble déconnecté d'une guerre contre laquelle il ne peut rien. Toutefois il observe au loin un soldat tué, dans la neige, sans sépulture, et malgré le danger, va décider d'aller ensevelir ce descendant du « Dormeur du val ». Peu de chose dira-t-on au regard de l'inhumanité des guerres qui ont parcouru ou parcourent l'Europe.

Riche de tous les mélanges, l'Europe est une terre de migrations comme nous le rappelle avec son ironie mordante, Elitza Guorguieva, originaire de Bulgarie et vivant en France dans L'Odyssée des filles de l'est (éditions Verticales, 2024), odyssée souvent tragique mais sans cesse renouvelée par des centaines de milliers de jeunes héros ou héroïnes venus de tous les pays, qui espèrent tant en l'Europe. Dans un roman paru il y a quelques années, Eldorado (J'ai lu), Laurent Gaudé raconte qu'un douanier italien de Lampedusa part en Afrique pour essayer de comprendre d'où viennent ces gens qui risquent leur vie dans le voyage vers l'Europe, continent fantasmé, malgré ou à cause de son passé colonial. Et contrairement à la réponse d'une garde-côte face à l'appel de détresse répété d'un bateau qui coulait entre Calais et Douvres « Tu ne seras pas sauvé. », dans le roman Naufrage de Vincent Delecroix, paru en 2023, il faut se souvenir des paroles d'Angela Merkel adressées à son peuple en 2015, au moment de l'arrivée en Allemagne de centaines de milliers de Syriens fuyant la guerre « Wir schaffen dass », « on va y arriver ».

D'autres défis, liés aux transformations climatiques nous attendent aussi, que nous sommes aux premières loges à observer à Grenoble avec par exemple la fonte des glaciers qui bouleverse l'équilibre des Alpes, colonne vertébrale de l'Europe, et que les glaciologues Bernard Francou et Marie-Antoinette Mélières ont analysé dans leur ouvrage édité chez Guérin «Coup de chaud sur les montagnes».

Espérons que nous parviendrons nous aussi à construire, par nos choix et aussi grâce à la littérature, une Europe telle que nous la rêvons ou la voulons.

Le mot de la fin sera pour le grand européen, Stefan Zweig, dans « Le Monde d'hier , souvenirs d'un européen » (livre de poche) : Ce ne sont pas les morts illustres qui font la grandeur d'un pays (ou d'un continent). Ce sont les gens qui y vivent.